Huitième fortune de Suisse, Andrey Melnichenko quitte le navire
11 mars 2022
Ce vendredi - comme la semaine passée et celle d'avant - le Conseil fédéral doit se prononcer, avec quelques jours de retard, sur l'application des dernières sanctions européennes contre les intérêts russes. Nouvelle cible: Andrey Melnichenko, résident de St-Moritz (GR) et propriétaire du géant des engrais EuroChem, basé à Zoug. Le milliardaire, huitième fortune de Suisse selon Bilan, n'a pas attendu: il s'est "retiré" de l'actionnariat de son groupe le 10 mars.
Le groupe EuroChem s'était installé à Zoug, en 2015, pour se mettre à l'abri des conséquences de la guerre du Donbass. "Même si Eurochem n’est pas visé par les sanctions internationales, de facto les banques ne prêtent plus aux groupes russes", déclarait alors le directeur des relations avec les investisseurs d'EuroChem, Olivier Harley, dans Le Temps.
La Suisse - et le canton de Zoug en particulier - offrait un havre bienvenu pour le mastodonte russe des engrais, 6 milliards de chiffre d'affaires et 27'000 employés dans le monde.
Ce choix ne s'expliquait pas seulement par les sanctions internationales qui s'annonçaient suite à l'intervention de "formations militaires illégales" soutenues par la Russie en Crimée et dans le Donbass. "Il s’agit pour nous de mettre à l’abri nos actifs contre un raid corporate, car c’est toujours un risque en Russie", glissait Olivier Harley.
Ces précautions auront protégé le groupe russe et son richissime propriétaire, Andrey Melnichenko, pendant près de six ans. Le 9 mars 2022 pourtant, le marteau a fini par frapper l'enclume lorsque son nom est apparu dans la liste des sanctions européennes.
"Le 24 février 2022, au lendemain des premières étapes de l'agression russe contre l'Ukraine, Andrey Igorevich Melnichenko, ainsi que 36 autres hommes d'affaires, ont rencontré le président Vladimir Poutine et d'autres membres du gouvernement russe pour discuter de l'impact et de la ligne de conduite à adopter à la suite des sanctions occidentales, indique la notice européenne. Le fait qu'il ait été invité à participer à cette réunion montre qu'il fait partie du cercle le plus proche de Vladimir Poutine et qu'il soutient ou met en œuvre des actions ou des politiques qui sapent ou menacent l'intégrité territoriale, la souveraineté et l'indépendance de l'Ukraine, ainsi que la stabilité et la sécurité en Ukraine."
Pas sûr, pourtant, qu'Andrey Melnichenko ait vu venir la catastrophe. Il y a quatre mois à peine, EuroChem préparait son entrée en Bourse. L'opération, préparée par Goldman Sachs, JP Morgan, UBS et la banque russe VTB, devait rapporter un milliard de dollars, expliquait Reuters.
Trois semaines avant l'assaut russe sur l'Ukraine, le 3 février 2022, Eurochem était entré en "négociations exclusives" avec le groupe autrichien Borealis pour racheter sa division engrais pour 455 millions d'euros.
Le Sailing Yacht A, le plus grand voilier privé du monde dessiné par Philippe Starck, propriété d'Andrey Melnichenko, mouillait paisiblement dans le port de Trieste après une escapade en Croatie.
Tout semblait donc lui sourire. Sa fortune avait même augmenté l'an dernier, alors que celles des oligarques russes étaient généralement à la baisse. "Comme un bonheur n’arrive jamais seul, il est également rentré dans les 100 premières fortunes mondiales de Forbes et Bloomberg", applaudissait le magazine Bilan qui le classait au 8ème rang des plus riches de Suisse en novembre 2021.
Mercredi 9 mars, tout s'est renversé en quelques heures. Dès le lendemain, le groupe Boréalis s'est empressé de "décliner" l'offre de rachat d'EuroChem après avoir "attentivement évalué les développements les plus récents concernant la guerre en Ukraine ainsi que les sanctions qui ont été mises en place".
Le même jour, le groupe zougois annonçait la démission immédiate d'Andrey Melnichenko de son poste de "directeur non-exécutif du conseil d'administration". Usant d'une formule particulièrement vague, l'entreprise indique aussi que le milliardaire se serait "retiré comme principal bénéficiaire" du groupe EuroChem ("withdrawn as main beneficiary" dans le texte).
Selon les conditions dans lesquelles il s'est effectué, ce "retrait" inopiné pourrait provoquer l'éjection d'Andrey Melnichenko du classement des 10 personnes les plus riches de Suisse. Après Guennadi Timtchenko et Alisher Ousmanov, sanctionnés la semaine dernière, il s'agirait du troisième départ de cette liste en quelques jours.
Interrogée au sujet du projet d'entrée en Bourse d'EuroChem, UBS n'a pas immédiatement répondu aux questions de Gotham City.
Le Sailing Yacht A pourrait être rapidement séquestré par la Garde des Finances italiennes, écrit Trieste Prima, suivant le même sort que le Lady M d'Alexeï Mordashov et le Lena de Guennadi Timtchenko.
Dans ce tumulte, Andrey Melnichenko pourrait garder la main sur quelques miettes de son empire. Son second yacht, le Motor Yacht A, également conçu par Philippe Starck, échappe aux sanctions dans l'immédiat: le navire a quitté les Maldives le 10 mars et navigue actuellement vers une destination inconnue. Son immense Boeing privé immatriculé MY-BBJ a quitté Zurich pour la Tanzanie la veille des mesures européennes.
Le Conseil fédéral devra se prononcer sur l'application des sanctions en Suisse lors de sa réunion hebdomadaire, vendredi 11 mars. Interrogé à ce sujet par Gotham City, le Secrétariat d'Etat à l'économie (Seco) précise que "le Conseil fédéral décide de manière autonome de la reprise de nouvelles sanctions de l'UE".
Olivier Harley, devenu entretemps directeur marketing d'Eurochem, s'est brièvement exprimé sur LinkedIn le 4 mars. "Je ne crois pas que l'agression et la folie dont nous sommes témoins cette semaine proviennent de la Russie que j'ai appris à connaître et à aimer, ni de son peuple, écrivait-il. Elles proviennent d'une poignée d'individus faibles qui ont construit un système d'oppression et de peur pour s'enrichir et tenter de rester pertinents."