Sicpa aurait tenté de corrompre l'ex-présidente des Philippines

17 août 2022

Swissinfo publie aujourd'hui une vaste enquête réalisée par la rédaction de Gotham City sur l'entreprise vaudoise Sicpa SA. L'article montre comment la firme familiale a conclu un accord secret avec des proches de l'ex-présidente Gloria Macapagal-Arroyo, en 2006, dans l'espoir de décrocher un contrat aux Philippines. Les Etats-Unis ont alerté les autorités suisses à ce sujet en 2014, provoquant l'ouverture d'une procédure pénale par le Ministère public de la Confédération (MPC).

Le pacte secret avait été scellé juste à temps pour la venue de la présidente des Philippines, Gloria Macapagal-Arroyo, au forum de Davos en janvier 2007. Quelques mois auparavant, fin 2006, l'entreprise Sicpa avait embauché un intermédiaire aussi discret que bien placé: Anthony Arroyo, le neveu de l'époux de la présidente, José Miguel Arroyo.

L'accord passé avec ce consultant bien choisi devait permettre à la firme vaudoise de signer un de ses tout premiers contrats de traçabilité du marché des cigarettes avec le gouvernement des Philippines. Outre un salaire de 5'000 dollars par mois, sa rémunération comprenait également une "commission au succès" de 200'000 dollars.

Neveux à la table

Les détails de cet accord sont révélés dans une enquête réalisée par la rédaction de Gotham City et publiée le 17 août 2022 par Swissinfo. Cet article se base notamment sur des documents issus de l'enquête fédérale en cours contre Sicpa et sur des entretiens avec des témoins de l'affaire.

Un document du MPC, en particulier, décrit la rencontre d'Anthony Arroyo en 2006 au siège de Prilly avec Maurice Amon, alors cohéritier et codirecteur de Sicpa avec son frère Philippe. Maurice Amon est décédé en 2019.

Anthony Arroyo et Maurice Amon étaient accompagnés ce jour-là par Hans Schwab, un haut cadre de l’entreprise vaudoise et neveu du fondateur du forum de Davos, Klaus Schwab. Au sein de Sicpa, Hans Schwab était chargé de vendre aux Philippines le tout dernier produit de la firme en matière de traçabilité du tabac, la solution Sicpa Trace.

Selon le document du MPC, daté de septembre 2020, le mandat d'Anthony Arroyo était d'aider SICPA à "gérer les relations avec son oncle et la présidence". Mais il y a plus grave: selon le parquet fédéral, "il [était] clair à ce moment-là qu’une partie de la commission devait revenir à José Miguel Arroyo", alors premier gentleman des Philippines.

Sicpa régale

Quelques mois après cette rencontre à Prilly, la présidente Gloria Macapagal-Arroyo rejoignait le World Economic Forum de Davos. Le soir du le 26 janvier 2007, elle était conviée à une réception à l'Hôtel Belvédère organisée par Sicpa et présidée par Maurice Amon.

"Merci, Monsieur Amon, avait lancé la présidente dans un bref discours avant le service des entrées. Merci pour le merveilleux dîner que vous organisez et pour vos aimables paroles. Même si nous n'avons pas encore commencé à manger, on me dit qu'en termes de liste d'invités cette soirée est la meilleure de tous les repas d'affaires de ce forum. Merci beaucoup!"

Face à une intense activité de lobbying des entreprises du tabac, Sicpa n'est finalement pas parvenue à vendre sa solution de traçage du tabac au gouvernement philippin. L'entreprise vaudoise se heurtait sur place à la puissante firme Philip Morris and Fortune Tobacco Corp, une coentreprise locale de Philip Morris fondée avec le milliardaire sino-philippin Lucio Tan.

Hans Schwab s’était exprimé dans la presse locale et devant une commission du parlement pour défendre la solution suisse, sans parvenir à redresser la barre. Le cadre a quitté l’entreprise en 2009.

Visé par des accusations de corruption, le premier gentleman José Miguel Arroyo a quitté le pays cette même année. Son épouse n'a pas tenu beaucoup plus longtemps, quittant le pouvoir en 2010. Gloria Macapagal-Arroyo a finalement été arrêtée l’année suivante, accusée de fraude électorale et de détournements de fonds.

Concernant l'accord passé par Sicpa avec Anthony Arroyo, rien ne permet de dire si la commission au succès a été versée ou non. Interrogés par Swissinfo, ni le MPC ni l'entreprise ne s'expriment à ce sujet.

Curieuse missive

L'histoire aurait pu en rester là, si la justice américaine n'était pas intervenue dans ce dossier par un rebondissement inattendu. Fin 2014, le Département américain de la justice (DOJ) adresse en effet une curieuse missive aux autorités suisses. La lettre, dont l’existence est rapportée dans le document du MPC daté de septembre 2020, est présentée comme un "projet" de demande d’entraide.

En temps normal, les autorités étrangères qui sollicitent l’aide de la Suisse pour conduire leurs enquêtes envoient directement une requête complète, quitte à demander de nouvelles précisions par la suite. Dans ce cas, pourtant, la justice américaine ne va pas jusqu’au bout. En clair: elle se contente de fournir des informations à la Suisse sur les activités de Sicpa. 

La missive américaine révèle la rencontre de Maurice Amon et Hans Schwab avec Anthony Arroyo quelques mois avant le forum de Davos de 2007. Tout y est décrit: les noms, les dates, les lieux et le détail des montants des "commissions" convenues entre Sicpa et les proches de la présidente Gloria Macapagal-Arroyo. 

Sur la base des informations reçues des Etats-Unis, le MPC ouvre une enquête contre Sicpa, début 2015, pour corruption d’agents publics étrangers. À ce moment, la procédure vise également Hans Schwab, ainsi qu’un autre employé de la société vaudoise. 

De manière surprenante, pourtant, le projet de demande d’entraide des Etats-Unis ne sera, d’après nos recherches, jamais suivi d’une requête en bonne forme. Selon nos informations, le Département américain de la justice aurait découvert les agissements d'Anthony Arroyo avec Sicpa dans le cadre d'une autre enquête le visant aux Etats-Unis en lien avec des affaires immobilières.

Interrogé à ce propos, le MPC se borne à confirmer que l’enquête sur Sicpa a été déclenchée "sur la base d'informations provenant d'une demande d'entraide judiciaire". La procédure suisse s'est étendue par la suite aux activités de Sicpa dans 14 pays.

L'enquête visant Hans Schwab a été classée par le MPC fin 2020. Philippe Amon, actuel dirigeant de Sicpa, a été mis en prévention par le MPC en juin 2021 pour corruption.

L’enquête fédérale se poursuit. La présomption d’innocence prévaut, tant pour la société Sicpa que pour son directeur. 

Sicpa confiante

La société assure aujourd’hui qu’elle "coopère pleinement" avec l’enquête fédérale, tout en niant toute responsabilité. "Nous contestons que notre entreprise ait été impliquée ou ait eu connaissance de toute conduite illicite de la part de certains de nos consultants externes, indique la firme. Nous sommes confiants quant au fait que la procédure établira que la responsabilité pénale de notre entreprise et de notre directeur général n'est pas engagée."

Selon Sicpa, l’enquête du MPC se limiterait désormais à quatre pays, dont le Brésil et la Colombie (elle ne précise pas les deux autres). Le MPC confirme que les activités de Sicpa dans ces deux marchés sont bien visées, mais refuse de préciser le nombre exact de pays sous enquête actuellement.

Interrogé par Swissinfo, Hans Schwab n’a pas souhaité s’exprimer. Selon nos informations, les milliers d’emails et de documents saisis par le Ministère public de la Confédération lors de la perquisition chez Sicpa auraient montré qu’il s’était opposé aux versements à certains consultants exposés.

NDLR: Le titre et le premier paragraphe de cet article ont été modifiés pour clarifier le fait qu'aucune inculpation n'a été prononcée à ce jour en Suisse dans cette affaire.