Ces articles de Gotham City ont été visés par les "nettoyeurs" du web
22 février 2023
L'opération Story killers, conduite par le groupe de journalistes d'investigation Forbidden Stories et 50 médias partenaires, montre comment des entreprises spécialisées dans le "nettoyage" de réputation ont recours à des techniques abusives pour faire disparaître des articles gênants des résultats de Google. Des articles de Gotham City sur l'implication de banques suisses dans des détournements au Venezuela ont été visés par ce type de procédés.
La rédaction de Gotham City est coutumière des récriminations. Dans l'immense majorité des cas, ces réclamations sont adressées - par courrier ou directement par téléphone - par des avocats établis de la place. Ils nous présentent généralement les griefs de leurs clients qui s'offusquent du contenu d'un article.
Le plus souvent, ces situations trouvent une issue rapide. Notre article contenait une erreur? Nous la corrigeons aussitôt. La personne mentionnée souhaite apporter des explications supplémentaires? Nous publions une prise de position de sa part. Parfois, le désaccord est insurmontable et nous défendons notre point de vue devant la justice suisse. C'est le jeu.
Interventions souterraines
Mais il existe aussi d'autres types d'interventions, plus souterraines. Elles consistent à tromper les moteurs de recherche pour faire disparaître un article gênant des résultats de Google. Ou, dans d'autres cas, à menacer le média par l'intervention de mystérieux avocats étrangers, dans l'espoir que la rédaction pliera et retirera d'elle-même l'article.
Ces méthodes sont utilisées lorsque la personne ou l'entreprise concernée ne souhaite pas apparaître, ou lorsque qu'elle renonce à porter plainte contre le média à l'origine de l'article. Car si toutes les informations qu'il contient sont vraies et qu'il ne sera pas possible d'obtenir son interdiction en justice, comment le faire disparaître?
C'est là qu'interviennent les firmes de "e-réputation" qui promettent, comme par magie et en échange d'un gros chèque, de supprimer les informations gênantes des moteurs de recherche.
Story Killers
L'ampleur de ces pratiques est apparue récemment dans une série d'articles du collectif Forbidden Stories et publiés en collaboration avec une cinquantaine de médias partenaires, dont le Washington Post, Le Monde et la RTS. Ces articles, qui décrivent les méthodes employées par les "nettoyeurs" du web, s'intéressent en particulier à deux entreprises: Eliminalia et ReputationUP.
Suite à la publication de ces enquêtes - auxquelles nous n'avons pas participé -, nous avons décidé de rapporter trois exemples de mesures du même type qui ont visé des articles de Gotham City. Ces articles mentionnaient notamment l'implication de banques suisses dans un scandale financier au Venezuela .
Il est important de rappeler que dans les cas qui suivent, les entreprises et les personnes mentionnées n'ont jamais porté plainte contre notre publication, ni ne l'ont contactée pour faire part d'éventuels reproches. En clair: les informations que nos articles contiennent n'ont jamais été contestées.
Banca Zarattini & Co
Article visé: Crise au Venezuela: la menace américaine s'accentue sur les banques suisses (31 janvier 2019)
En février 2020, Gotham City a reçu un courriel d'un certain Giovanni Castro nous demandant de "bien vouloir détruire" nos informations concernant la Banca Zaratini & Co et "de ne plus traiter de données à [son] sujet". La demande visait spécifiquement l'adresse https://gothamcity.ch/banque/banca-zarattini-co-sa/, qui répertorie tous nos articles au sujet de la banque, au nombre de trois à l'époque. Ceux-ci faisaient état de l'implication présumée de l'établissement bancaire dans des affaires de détournement de fonds au Venezuela.
Giovanni Castro, qui nous écrivait en français mais dont le logiciel de messagerie était configuré en langue russe, disait représenter un responsable du département juridique de la banque. Ce mystérieux intermédiaire invoquait la loi suisse sur la protection des données pour demander le retrait des "informations" publiées sur la banque, qui n'étaient selon lui "pas pertinentes" et "pas à jour".
Cette requête nous paraissant non seulement infondée, mais surtout trop fumeuse, nous n'avons pas donné suite.
Quatre mois plus tard, en juin 2020, une demande de suppression à été envoyée à Google visant à obtenir le retrait de notre page consacrée à la Banca Zarattini. Cette demande, qui invoquait une violation du droit d'auteur, a été répertoriée par le site Lumen Database maintenu par l'Université de Harvard.
Cette pratique abusive, connue sous le nom de "retour vers le futur", consiste à copier l'article gênant sur un site de connivence et à l'antidater, puis à dénoncer la publication originale auprès de Google comme une copie illégale.
Le traitement de ces demandes par le moteur de recherche étant entièrement informatisé, certaines requêtes malveillantes parviennent à leur but. L'article original du média est alors automatiquement supprimé des résultats, et la fausse version antidatée publiée par le site de connivence supprimée dans la foulée.
C'est ce qui s'est passé dans le cas d'un de nos articles sur la Banca Zarattini. Son texte a d'abord été copié sur un blog anonyme, antidaté de trois jours, puis l'original dénoncé à Google. Cette demande de suppression semble avoir partiellement fonctionné puisque notre article n'est plus directement accessible sur ce moteur de recherche. Il apparaît toutefois toujours sur Bing, opéré par Microsoft.
Contactée, la Banca Zarattini n'a pas répondu à nos questions. Il ne nous a pas été possible d'établir si le courriel de Giovanni Castro et la demande de suppression adressée à Google provenaient d'acteurs liés aux entreprises Eliminalia ou ReputationUP, mentionnées dans la série d'articles des Story Killers.
Compagnie Bancaire Helvétique (CBH)
Page visée: toutes les archives contenant le nom de la banque (12 articles).
Le 29 avril 2021, la rédaction a reçu un courriel d'une personne se présentant comme une avocate italienne, Francesca Gollin. Dans un anglais approximatif, elle disait agir "au nom et sur le mandat de la Compagnie Bancaire Helvétique" de Genève. Comme dans le cas de la Banca Zarattini, le message invoquait une loi sur la protection des données, européenne cette fois: le Règlement général sur la protection des données (RGPD).
"CBH a l'intention d'exercer son droit de retrait de ses informations personnelles", expliquait l'avocate, exigeant le retrait de la page d'archives contenant tous les articles consacrés à la banque, décrivant ceux-ci comme "ne relevantpas de l'intérêt public" et "plus à jour".
Gotham City n'a pas donné suite à cette demande, pour une raison simple: le RGPD qu'invoquait Francesca Gollin ne s'applique pas aux données des personnes morales, mais uniquement à celles des particuliers.
Comme pour la Banca Zarattini, les articles visés concernaient principalement l'implication présumée de la CBH dans des enquêtes liées au Venezuela.
Autre similitude avec le cas précédent: l'intervention d'une personne inconnue, basée à l'étranger et invoquant des arguments juridiques manière maladroite. Ce procédé, typique des agissements dénoncés par Forbidden Stories, a l'avantage de brouiller les pistes sur le commanditaire, lui permettant même, le cas échéant, de nier son implication.
Six mois après le courriel de Francesca Gollin pour la CBH et un an et demi après celui de Giovanni Castro pour la Banca Zarattini, en novembre 2021, les deux banques ont été publiquement épinglées par la FINMA pour avoir "manqué à leurs obligations dans le domaine de la lutte contre le blanchiment d’argent" et "gravement enfreint le droit de la surveillance" dans la gestion de clients vénézuéliens.
Nettoyer le passé
Le 12 février 2023, dans le cadre des révélations de Story Killers, la RTS a montré que la CBH avait eu recours à la firme ReputationUP, présentée comme "partenaire d'Eliminalia", pour "nettoyer son passé". Ce contrat de plus de 200'000 francs aurait fait de la banque genevoise le plus important client de ReputationUP, selon OCCRP. Cette firme aurait ensuite sous-traité une partie du mandat à Eliminalia.
Selon la RTS, Eliminalia aurait ainsi "supprimé ou cherché à effacer plusieurs dizaines de pages internet et des articles de médias défavorables à banque CBH".
Interrogée à ce sujet, la banque nous a transmis la prise de position suivante par l'intermédiaire d'un de ses avocats, Philippe Vladimir Boss:
"A titre liminaire, il est rappelé que CBH n’a jamais mandaté Eliminalia, ni jamais eu connaissance des actions conduites apparemment pour son compte par cette dernière. Si cette société a été mandatée, elle l’aura été par ReputationUP à l’insu de CBH. Par ailleurs, CBH n’a jamais accepté que le mandat exécuté par ReputationUP, y compris par d’éventuels sous-traitants, puisse sortir du cadre de la légalité, à supposer que cela eût effectivement été le cas."
La banque se défend d'avoir volontairement visé des articles de Gotham City. Elle précise que "le mandat conféré par CBH à ReputationUP était général et ne visait aucun article spécifiquement".
Enfin, la banque n'a pas été en mesure d'expliquer l'initiative de l'avocate Francesca Gollin, qui réclamait pourtant la suppression d'articles la concernant. "CBH indique ne pas connaître cette personne, ni ne l’avoir personnellement mandatée dans un cadre quelconque, répond Philippe Vladimir Boss. CBH ignore ainsi tout de cette personne. En tout état de cause, poursuit-il, il ne paraît rien y avoir de critiquable dans sa démarche."
Larisa Chertok
Article visé: Larisa Chertok, persona non grata (3 mars 2022)
Etablie de longue date à Genève, la soeur de l'oligarque ukrainien Igor Kolomoïsky a fait l'objet de deux articles sur notre site en lien avec le refus du Secrétariat d’État aux migrations (SEM) de lui accorder la nationalité suisse. Le premier - en réalité une brève - se référait à un article de l'Argauer Zeitung et révélait que l'autorité considérait sa demande de naturalisation comme "un risque pour la sécurité de la Suisse" étant donné sa proximité avec son frère, accusé de fraude et de blanchiment.
Cette brève a fait l'objet de pas moins de trois demandes de suppression en 2022, encore pour de fausses violations de droits d'auteurs.
Depuis lors, Gotham City a également rendu compte d'une victoire de Larisa Chertok dans ce même litige avec le SEM devant le Tribunal fédéral (TF). Ce second article, paru le 1er février 2023, certainement perçu comme plus positif, n'a pas fait l'objet de demandes de suppression à ce jour.